Du 13 au 19 juin 2025, le rideau du Théâtre de Beaulieu s’est levé sur un véritable événement.
Le Béjart Ballet Lausanne (BBL) proposait « Béjart, 3 Regards », une trilogie chorégraphique rarement réunie qui a galvanisé les 1 200 spectateurs venus pour la première — un public conquis qui a offert aux danseurs une ovation mémorable dès le tomber de rideau.
Sous la direction artistique de Julien Favreau, la compagnie réaffirme la modernité de Maurice Béjart en faisant dialoguer abstraction, méditation et ferveur dionysiaque.
Un triptyque chorégraphique rare
Présentées pour la dernière fois il y a plusieurs années, ces trois pièces incarnent chacune un visage du maître français : l’expérimentateur, le philosophe et le conteur de mythes. Mallarmé III (1973) explore la densité poétique de Stéphane Mallarmé sur la musique ciselée de Pierre Boulez, née au festival Shiraz-Persépolis la même année et rarement reprise depuis. Le ballet réclame une virtuosité de tous les instants : quatre danseurs sculptent l’espace à la manière d’une calligraphie vivante, rappelant que Béjart voyait la danse comme « une poésie écrite avec le corps ».
Le second regard, Serait-ce la mort ?, créé en 1970 pour le Ballet du XXe Siècle et l’Opéra de Paris, puise dans la gravité des Vier letzte Lieder de Richard Strauss. Sur scène, un homme revisite ses amours passées tandis qu’une figure énigmatique — la Mort ? — hante ses souvenirs. L’écriture de Béjart se fait ici méditative : ports de bras suspendus, silences chorégraphiques et soli vibrant d’émotion invitent le public à apprivoiser l’inéluctable.
Enfin, Dionysos (Suite) entraîne le public dans une taverne grecque où mythes antiques et pulsations contemporaines se conjuguent sur les mélodies populaires de Manos Hadjidakis. Créée en 1984, cette fresque à la fois païenne et sacrée envoûte par ses rythmes tribaux, ses accents théâtraux et ses costumes signés Gianni Versace — un hommage flamboyant à l’exubérance du dieu du vin et de la transe.

Mallarmé III, la fulgurance de l’abstraction
Jamais pièce n’a mieux illustré la fascination de Béjart pour le verbe mallarméen : le chorégraphe transforme la musicalité opaque des sonnets en une grammaire corporelle dépouillée où chaque geste se fait signe. Les danseurs du BBL répondent aux trames complexes de Boulez par une précision chirurgicale : torsions centrées, transferts de poids millimétrés, sauts rasants. La scénographie quasi monacale et les jeux de lumière sculptent des blocs d’ombre que les corps viennent fissurer, offrant au spectateur la sensation de pénétrer l’atelier mental du poète. Quand le dernier accord se fond dans le silence, on mesure la radicalité de cette proposition : 15 minutes hors du temps où la danse devient pensée pure.
Serait-ce la mort ? et Dionysos Suite, deux visions de la condition humaine
Alors que Serait-ce la mort ? déploie une palette pastel et des duos presque classiques, Dionysos surgit comme un orage de percussions et de chants. Pourtant, un même fil rouge relie les deux opus : la quête d’un absolu qui transcende l’individu. Dans le premier, Béjart ausculte l’instant de bascule entre vie et trépas ; dans le second, il célèbre l’ivresse collective comme antidote à la disparition. Chez Favreau, cette dialectique est portée par une distribution affûtée : signatures anguleuses, attaques incisives et une intense présence scénique qui rappelle que le BBL est aussi l’héritier direct de la grande tradition théâtrale de son fondateur.

Le contraste des partitions souligne le propos : Strauss donne des ailes lyriques aux pas de deux funèbres, tandis que Hadjidakis convoque bouzouki et percussions pour faire vibrer un chœur dionysiaque, ponctué de frappes de pieds qui résonnent comme un cœur antique. La cohérence est pourtant totale : Béjart nous rappelle que la beauté naît du frottement des contraires et que la danse, art éphémère, se nourrit de toutes les formes de vitalité — de la contemplation à l’explosion festive.
Avec « Béjart, 3 Regards », le Béjart Ballet Lausanne offre bien plus qu’un simple retour au répertoire : il propose une lecture renouvelée de l’œuvre monumentale de Maurice Béjart, prouvant que ses interrogations sur la poésie, la mort et le sacré résonnent toujours avec acuité en 2025. La modernité de la chorégraphie, la rigueur technique des interprètes et la direction inspirée de Julien Favreau confirment la vitalité d’une compagnie qui, près de quarante ans après la création de Dionysos, continue d’électriser la scène internationale. Ceux qui n’ont pas encore fait le voyage jusqu’au Théâtre de Beaulieu ont jusqu’au 19 juin pour succomber à cette fête des sens ; les autres savent déjà qu’ils ont vécu une première historique, à la hauteur de la légende Béjart.

Fondateur du Socialize Magazine, Sandro est passionné par les voyages, la pop-culture, les nouvelles technologies et amateur de bonnes tables! Son motto? #kiffance!